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En janvier 2006, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) de Strasbourg a statué sur le cas de l'objecteur de conscience turc Osman Murat Ülke, qui a passé deux ans et demi dans une prison militaire, de 1997 à 1999, sous des inculpations à répétition de « refus d'obéissance ». La cour a décidé : « Les multiples poursuites pénales dirigées contre le requérant, les effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultent, l’alternance continue des poursuites et des peines d’emprisonnement, combinés avec la possibilité d’être poursuivi tout au long de sa vie, s’avèrent disproportionnés au but d’assurer le service militaire. Elles reviennent plutôt à réprimer la personnalité intellectuelle du requérant, à lui inspirer des sentiments de peur, d’angoisse et de vulnérabilité propres à l’humilier, à l’avilir et à briser sa résistance et sa volonté. La clandestinité et même la « mort civile » auxquelles le requérant a été astreint sont incompatibles avec un régime de répression dans une société démocratique. ». En conclusion, ceci équivaut à une violation de l'article 3 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.

Ainsi, c'est bien, dirait-on. Après plus de sept ans, l'affaire est arrivée enfin à son aboutissement. Cependant, ce n'est malheureusement pas le cas. Osman Murat Ülke vit toujours dans la clandestinité, ce que la Cour Européenne a soulignée, bien qu'il ait obtenu une compensation de l'État turc. Et en juin 2007 il a reçu une notification d'exécution, lui commandant d'exécuter une peine de prison suspendue depuis 1999. Quand l'avocat d'Osman Murat Ülke a fait appel de la notification d'exécution devant la cour militaire d'Eskisehir, le tribunal a décidé que tout était bien en conformité, puisque la CEDH n'avait pas ordonné de rejuger l'affaire, et donc que les condamnations prononcées restaient applicables, même si elles constituent une violation de l'article 3.

Cet affront flagrant d'un tribunal militaire turc à la CEDH n'est pas une coïncidence : à travers leur objection de conscience, les réfractaires attaquent le cœur même du militarisme turc.

Le militarisme comme doctrine d'État

Le militarisme est le principal fondement de la République turque, seulement concurrencé par la laïcité, dont les militaires s'autodésignent les gardiens. La République turque a été proclamée par Mustafa Kemal Atatürk, le 23 octobre 1923, après quatre ans d'une « guerre d'indépendance », qu'il avait conduite. Le nouvel État turc a réalisé une série de réformes pour briser le pouvoir de l'Islam, et pour « moderniser » - « occidentaliser » - la Turquie : adoption du calendrier européen (1926), remplacement de l'alphabet arabe par l'alphabet latin (1928), nouveaux codes civil et pénal, basés sur les codes suisse et italien (1926), entre autres. Néanmoins, le nouvel Etat turc était loin d'être démocratique : « Depuis la promulgation de la Loi de Maintien de l'Ordre en mars 1925, le gouvernement turc est un régime autoritaire à parti unique, et, pour mettre les points sur les « i », une dictature » (Zürcher).

Ainsi, ces réformes allaient la main dans la main avec la création d'un « mythe de la nation militaire » (Altinay), avec le service militaire obligatoire pour les hommes comme élément central. Aussitôt qu'il a été possible - avec le premier recensement de 1927 - la nouvelle République turque a introduit la conscription universelle, faisant monter les effectifs militaires d'environ 78 000 soldats en 1922 à 800 000 en 1939/40. À côté de ça venait la création du mythe « tout (homme) turc est né soldat » - quelque chose qui est aujourd'hui profondément ancré dans la culture dominante turque.

L'armée turque joue jusqu'à présent un rôle important dans la vie publique et politique de la Turquie. Depuis les débuts de la République turque, l'armée a pris le pouvoir trois fois (1960, 1971, 1980), et a organisé des « coups d'Etat silencieux » plusieurs fois, faisant pénétrer sa volonté dans les élites politiques civiles. . D'après la constitution turque, l'état-major général n'est pas responsable devant le ministre de la Défense - il doit seulement se coordonner avec lui.

Les événements de cet année autour de l'élection du nouveau président turc Abdullah Gül - membre du Parti de la Justice et du Développement, islamique modéré (AKP) - n'a pas seulement fait apparaître les luttes de pouvoir entre l'armée, défendant ce qu'elle interprète comme les principes d'Atatürk - et un Islam modéré et modernisé incroyablement fort en Turquie, mais aussi les luttes de pouvoir entre l'armée et les institutions politiques civiles en général.

La question kurde

Le nationalisme kémaliste turc est en contradiction avec la réalité multi-ethnique de la Turquie. Ces derniers mois, le thème du génocide arménien de 1919, et la réémergence de la guérilla kurde du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) ont fait la une des journaux.

Depuis 1980, le PKK mène une guerre de guérilla contre l'État turc, d'abord dans le but d'obtenir l'indépendance du Kurdistan, maintenant d'avoir une autonomie à l'intérieur de l'État turc. L'armée turque a répondu par une guerre totale dans les provinces kurdes, l'état d'urgence et une politique de nettoyage ethnique. En 1999, la Turquie s'est emparée d'Abdullah Öcalan, alors leader du PKK, qui a été condamné à mort, peine qui a été commuée en emprisonnement renforcé à perpétuité.

Comme c'était un choc majeur pour le PKK, la guérilla s'est depuis réformée et renforcée. Les attaques récentes sur le territoire turc, et la capture de soldats turcs par les guérillas du PKK, qui opèrent à partir du nord kurde de l'Irak, ont entrainé des tensions entre la Turquie et l'Irak - et par conséquent entre la Turquie et ses alliés de l'OTAN, en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni.

Alors que ce numéro du Fusil brisé va à l'impression, la Turquie a massé 100 000 soldats à la frontière de l'Irak, prêts à l'envahir, pour « arracher les racines du terrorisme ». Les premiers combats aériens au-dessus du territoire de l'Irak ont déjà eu lieu. Initialement, le gouvernement de l'AKP était opposé à une solution militaire, mais le pouvoir de l'armée en Turquie l'a forcé à adopter la position de l'armée - ou à être ignorés et mis de côté dans l'ordre du jour conduit par les militaires. Maintenant, le gouvernement prend publiquement une position absolument dure. Au moment où nous tirons ce numéro, le gouvernement turc vient de rejeter une proposition irakienne pour résoudre le conflit.

Andreas Speck.

Bibliographie:

Aysa Gül Altinay : Le mythe de la nation armée. Militarisme, genres et éducation en Turquie. New York, 2004. Erik Jan Zürcher (ed.) : Armer l'État : la conscription militaire au Moyen-Orient et en Asie centrale 1775-1925. Londres et New York, 1999

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