AVIS No 36/1999 (TURQUIE)

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Communication adressée au Gouvernement turc le 24 juillet 1998

Concernant Osman Murat Ülke

L'État n'est pas partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques

1. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire a été créé par la résolution 1991/42 de la Commission des droits de l'homme, qui en a renouvelé et précisé le mandat par sa résolution 1997/50. Agissant conformément à ses méthodes de travail, le Groupe a transmis au Gouvernement la communication susmentionnée.

2. Le Groupe de travail est reconnaissant au Gouvernement de lui avoir communiqué les renseignements demandés en temps utile.

3. Le Groupe de travail considère comme arbitraire la privation de liberté dans les cas ci‑après :

I. Lorsqu'il est manifestement impossible d'invoquer une base légale quelconque qui la justifie (comme le maintien en détention d'une personne au‑delà de l'exécution de la peine ou malgré une loi d'amnistie qui lui serait applicable) (catégorie I);

II. Lorsque la privation de liberté résulte de poursuites ou d'une condamnation relatives à l'exercice de droits ou de libertés proclamés dans les articles 7, 13, 14, 18, 19, 20 et 21 de la Déclaration universelle des droits de l'homme et, aussi, pour les États parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans les articles 12, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 de cet instrument (catégorie II);

III. Lorsque l'inobservation, totale ou partielle, des normes internationales relatives au droit à un procès équitable, établies dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans les instruments internationaux pertinents acceptés par les États concernés, est d'une gravité telle qu'elle confère à la privation de liberté, sous quelque forme que ce soit, un caractère arbitraire (catégorie III).

4. Vu les allégations formulées, le Groupe de travail accueille avec satisfaction la coopération du Gouvernement. Il a transmis les observations de ce dernier à la source qui, à ce jour, ne lui a pas fait part de ses observations.

5. Selon la source de la communication, M. Osman Murat Ülke s'est déclaré publiquement objecteur de conscience ("je ne suis pas un déserteur, je suis objecteur de conscience"), puisque, selon ses propres paroles, il "ne veut pas tuer les gens". Après avoir brûlé son ordre d'appel sous les drapeaux, il a été interpellé, arrêté et détenu à plusieurs reprises par les autorités militaires depuis le 7 octobre 1996, au motif qu'il avait refusé de se soumettre au service militaire. M. Ülke a été condamné à sept reprises, toujours à des peines d'emprisonnement de quelques mois. Le 4 mai 1998, il a été condamné à sept mois de prison, ce qui a porté à 43 mois le total de ses peines d'emprisonnement. Sauf pour la période de décembre 1996 au 28 janvier 1997, M. Ülke a été détenu de manière ininterrompue à partir du 7 octobre 1996.

6. Selon la source, M. Ülke s'attend à d'autres procès, pour la même raison. Elle soutient que la détention de M. Ülke est contraire à l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Le service militaire est obligatoire en Turquie et les autorités ne reconnaissent pas la légitimité d'un service civil qui remplacerait le service militaire pour les objecteurs de conscience.

7. Le Gouvernement turc explique que la Turquie se range parmi les pays du Conseil de l'Europe qui ne reconnaissent pas le service civil en remplacement du service militaire. Référence est faite à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, à laquelle la Turquie est partie et qui est devenue partie intégrante de son ordre juridique interne. Pour le Gouvernement, l'obligation du service militaire en Turquie est conforme au droit international. M. Ülke a été poursuivi non seulement pour ne pas avoir voulu servir sous les drapeaux, mais aussi pour avoir recommandé publiquement aux citoyens turcs de se distancer du service militaire qui, selon le Gouvernement, est "moralement considéré comme un devoir sacré pour la patrie". Il reconnaît que M. Ülke refuse de porter un uniforme et d'obéir aux ordres. Il reconnaît qu'il a été à plusieurs reprises jugé par un tribunal militaire, la dernière condamnation remontant au 11 juin 1998 ‑ 7 mois et 15 jours. M. Ülke est détenu à la prison militaire de Eskisehir.

8. La question posée au Groupe de travail est de savoir si à la suite d'une première condamnation chaque nouveau refus, suite à une convocation, d'accomplir le service militaire constitue ou non une infraction nouvelle pouvant être suivie d'une nouvelle condamnation. Si tel est le cas, la privation de liberté appliquée à un objecteur de conscience n'a pas un caractère arbitraire dès lors que sont respectées les règles du droit à un procès équitable. Si tel n'est pas, en revanche, le cas, la détention doit être considérée comme arbitraire pour violation du principe "non bis in idem", principe qui est essentiel dans un État de droit ainsi qu'en attestent l'article 14(7) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et, au plan européen, l'article 4(1) du Protocole No 7 de la Convention européenne relatifs au principe "non bis in idem", articles selon lesquels nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif. Il est généralement admis que ce principe, qui est le corollaire du principe de l'autorité de la chose jugée suppose que soient réunies trois conditions : identité de parties, d'objet et de cause. La condition d'identité de la partie poursuivie (l'objecteur de conscience) est par l'hypothèse remplie en l'espèce. Celle concernant l'identité d'objet l'est également puisque, à la différence de la matière civile, en matière pénale l'objet est toujours le même : établir la culpabilité et infliger une peine. Reste donc à examiner s'il y a identité de cause.

9. Le Groupe de travail est d'avis que tel est bien le cas dès lors qu'après la première condamnation la personne manifeste sa volonté permanente de ne pas déférer, pour une raison de conscience, aux convocations ultérieures, raison qui constitue "une seule et même action entraînant les mêmes conséquences et qu'il s'agit donc du même délit et non d'un nouveau délit (voir la décision de la Cour constitutionnelle de la République tchèque du 18 septembre 1999, No 2, No 130/95). Interpréter systématiquement ce refus comme pouvant être provisoire (ponctuel) reviendrait, dans un État de droit, à contraindre une personne à changer d'opinion de crainte d'être privée de liberté, sinon à vie, du moins jusqu'à la date à laquelle les citoyens sont dégagés de toute obligation militaire.

10. Il ressort de ce qui précède que le Groupe de travail considère que la détention de M. Ülke du 7 octobre à décembre 1996 n'était pas arbitraire. Pour les autres périodes et compte tenu de ce qui précède, le Groupe de travail estime que la détention de M. Ülke est arbitraire car elle a été prononcée en violation du principe fondamental "non bis in idem", généralement admis dans un État de droit comme étant l'une des garanties les plus essentielles du droit à un procès loyal et équitable.

11. À la lumière de ce qui précède, le Groupe de travail rend l'avis suivant :
La privation de liberté dont a fait l'objet M. Osman Murat Ülke d'octobre à décembre 1996 n'était pas arbitraire. Cependant, sa détention depuis le 28 janvier 1997 est arbitraire, car contraire à l'article 10 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, et relève de la catégorie III des principes applicables à l'examen des cas soumis au Groupe de travail.

12. En conséquence, le Groupe de travail prie le Gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour remédier à la situation de manière à la rendre conforme aux principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Adopté le 2 décembre 1999

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