Amérique Latine: les possibilités de la politique radicale, féministe et antimilitariste contre le patriarcat et le capitalisme

Le fusil brisé, Décembre 2010, n ° 87

Par Adriana Castaño

Le voyage des femmes dans les profondeurs des mouvements politiques de gauche et des organisations sociales mixtes a été une longue lutte. L’histoire de la présence des femmes avec des idées pour la transformation de la culture patriarcale a pendant longtemps été subordonnée à l’accomplissement « d’idéaux plus larges et importants », ainsi qu’à des arguments selon lesquels ces demandes « particulières » devaient attendre car autrement elles sous-entendraient la division de la lutte qui se dirigeait vers une « révolution sociale et politique » qui demandait l’unité du mouvement populaire. Ces propositions et révolutions ont été et sont « des révolutions d’hommes qui croient que tout peut être révolutionné à part la vie des femmes. Ce sont les révolutions où les révolutionnaires annulent et créent des constitutions, mais qui continuent à réprimer la moitié des humains, les femmes, tout comme les travailleuses chiliennes féministes et anarchistes ont dit au début du 20e siècle ».1

Au cours de la première décennie du 21e siècle, cet argument est toujours présent dans la pratique politique des organisations sociales et des organisations et associations antimilitaires, où des propositions libertaires d’une nature mixte sont mises de l’avant. Il semble qu’être féministe et antimilitariste implique une division automatique. Qu’est-ce qui supporte cet argument? En général, l’égalité est un principe libéral discutable. Les hommes et les femmes sont-ils les mêmes? Les femmes et hommes antimilitaristes sont-ils exonérés de la culture patriarcale? Est-ce que le fait d’appartenir à une association ou organisation qui prétend être antimilitariste rend les hommes et les femmes égaux? L’Amérique latine a, dans le passé, reçu des propositions pour une coordination antimilitariste. En prenant ces questions comme point de départ, il est essentiel que toute proposition pour un réseau, une rencontre, ou un projet collectif mis en place en Amérique latine reconnaisse que tout projet d’émancipation est impossible s’il n’inclut pas la libération totale de la moitié de l’humanité : les femmes. Ce simple critère permettrait d’avoir un point de départ à un endroit important, au sein d’une lutte qui ne fait pas qu’inclure ce sujet, mais qui le traite en tant que consensus de base pour toute action politique.

Au sein de cette lutte antimilitariste, non seulement nous devons mettre en question le coût de l’armée – et celui de l’industrie guerrière ainsi que celui de la guerre elle-même – mais aussi les valeurs qui la supportent. Cependant, l’opposition aux valeurs patriarcales n’a pas été forte. Les hommes se voient forcés ou séduits par la guerre en tant que mode de vie et/ou en tant qu’une affirmation de masculinité, et c’est cette affirmation de masculinité qui crée l’extension et la justification de la discrimination, la subordination et la violence subies par les femmes, que ce soit en temps de paix ou de guerre.

Élargir notre lutte en tant que féministes et antimilitaristes signifie dévoiler les phénomènes sociaux et culturels qui peuvent paraître comme des aspects normaux de nos sociétés, qui sont « cachés » mais pleinement acceptés et qui affectent les femmes en particulier (petites filles, jeunes femmes et adultes) : on parle de discrimination, d’exclusion, de violence sexuelle, de maternité forcée, d’exploitation sexuelle, de pornographie, du trafic humain, de domestication, de relations émotionnelles et de sexualité féminine, tout ceci au service et sous le contrôle des hommes qui détiennent le pouvoir basé sur l’utilisation de la force, de la violence et de l’intimidation.

Il est également nécessaire de noter que le système capitaliste et la catégorisation des classes sociales sont pertinents pour notre histoire de l’Amérique Latine et que cette connaissance est nécessaire pour la lutte pour l’émancipation. Pourtant la lutte radicale contre le capitalisme est marquée sans cesse comme anachronique tandis que les institutions et mouvements sociaux priorisent les politiques publiques en tant que sphère où des déclarations sont faites et non des transformations, et où les groupes historiquement marginalisés sont inclus. La lutte anticapitaliste doit montrer que le capitalisme assume les valeurs du patriarcat, qu’il se nourrit du travail domestique non-rémunéré des femmes, qu’il cause des dégâts dans la vie des femmes quand il exploite leur corps dans les industries de la publicité et de la pornographie, et dans la traite des personnes. Le capitalisme doit reconnaître que l’histoire de l’Amérique Latine est marquée par la colonisation qui n’est toujours pas terminée et où les valeurs de domination et d’exclusion qui marquent les corps et les vies des femmes existent toujours.

Nous devons donc nous demander comment pouvons-nous contrer ce discours dominant qui nous mène à ignorer notre histoire de lutte et à ressentir que le monde pragmatique est la marche à suivre, que les idéologies n’existent pas, que notre lutte n’existe que dans la sphère économique et que l’opposition est la même que ce soit face à un gouvernement de gauche ou de droite et que les deux types de gouvernement sont les mêmes car le vrai socialisme a été un échec. Construire nos rêves et radicaliser une lutte anticapitaliste implique le fait de défier les figures dominantes, la colonisation, la culture raciste et le fait de ne pas reporter les transformations, surtout celles dans lesquelles l’État n’est pas obligé de servir de médiateur. Le racisme, le sexisme, le machisme, la lesbophobie, l’homophobie et le « bon sens » dominant font partie de nos communautés de tous les jours et c’est ce qui doit être révolutionné.

Le peuple décide de lutter pour leur territoire, ils défendent leur histoire et leur manière de vivre en harmonie avec les ressources naturelles, s’opposant à l’expropriation et à la déprédation de ces ressources. En revanche, afin de construire le monde auquel nous rêvons, libre de guerres et de violence, nous devons observer les diverses formes d’oppression et d’exploitation et comment elles affectent non seulement les corps des guerriers, mais aussi les corps de millions de femmes exploitées dans des usines textiles, dans l’industrie de la pornographie et dans la traite des personnes, dans la domestication obséquieuse et dans l’expérience de la subordination et de la souffrance au sein des relations émotionnelles et sexuelles.

L’un des défis les plus importants est d’éliminer l’analyse où nous séparons la lutte des femmes, des Amérindiens et des enfants. Le fait de diviser la lutte et de diviser les personnes oppressées afin d’essayer de leur trouver une place dans les États et au sein de catégories de droits de l’homme officielles ne fait que recycler le système. Détruire le système de domination sous-entend reconnaître la domination historique de notre peuple marqué par le manque de racines et la dépossession de la colonisation qui a imposé à notre Amérique une domination raciste. Détruire le système de domination sous-entend également reconnaître la légalisation du pillage des ressources naturelles et l’annihilation des indigènes, de ce fait imposant une vision unique du monde. En même temps, ceci implique la reconnaissance que cette compagnie impériale a mené au mélange forcé des races dans beaucoup de régions basé sur la violence sexuelle à l’égard des femmes amérindiennes et noires.

Le colonialisme n’a pas pris fin avec l’indépendance; il est recyclé et continue au sein de la globalisation capitaliste qui privilégie le militarisme comme méthode pour exproprier des territoires et créer des réservoirs d’énergie, pour garantir le contrôle des ressources naturelles et de l’alimentation, pour garder les propriétés privées et établir avec plus de force leur discours hégémonique dans toutes les cultures : la défense de la famille, le contrôle de la sexualité, la domestication, la servilité et la peur.

Ce système désastreux est incompatible avec nos aspirations en tant qu’antimilitaristes et féministes. Comme Marie Mies a dit : En commençant par reconnaître que le patriarcat et l’accumulation à une échelle globale constituent le cadre structurel et idéologique au sein duquel la réalité des femmes doit être comprise, le mouvement féministe à travers le monde doit défier ce cadre référentiel, ainsi que le cadre sexuel et la division internationale du travail, auxquels ils sont liés. (Mies, 1986 : 3)

Radicaliser notre lutte sera inévitable tant que cette exploitation et le désir du système de domination de s’accaparer de tous les biens communs demeureront radicaux. Dans notre lutte pour l’émancipation, nous devons rendre nos analyses plus complexes et garder notre critique du manque de modèle de développement ou du manque d’application des politiques publiques. « Des guerres sans fins, des massacres, des populations entières s’enfuyant de leurs terres et devenant réfugiées : il ne s’agit pas que des conséquences d’un appauvrissement dramatique qui intensifie le contraste causé par les différences ethniques, politiques et religieuses, mais aussi des compléments requis dans le processus de privatisation et la tentative de plus en plus mortelle de créer un monde où rien n’échappe à la logique du profit, afin d’exproprier des populations qui, jusque récemment, pouvaient encore utiliser des terres et des ressources naturelles (forêts, rivières) qui aujourd’hui ont été accaparées par des compagnies multinationales. » 2

La mémoire de notre lutte, de notre voyage qui a commencé plusieurs années auparavant, nous mène vers la radicalisation de notre projet politique : la politique révolutionnaire devrait laisser sa place à la politique émancipatrice et profondément révolutionnaire, où l’autocensure est surmontée, où nous intégrons notre volonté pour la transformation, où nous détruisons l’homogénéisation de l’action politique, où nous décolonisons nos corps et esprits, où nous vivons la liberté, où nous libérons notre sexualité, où nous reconnaissons les multiples oppressions à l’œuvre à notre encontre et où nous tournons en ridicule les forces qui nous oppressent.

La lutte de notre émancipation est la lutte pour l’abolition du capitalisme et le patriarcat de nos activités quotidiennes, de nos valeurs et de nos théories éthiques individuelles et collectives. Notre défi principal est de devenir davantage comme le monde de nos rêves. La bataille culturelle que nous devons entreprendre n’est pas seulement contre l’État, ni uniquement contre ceux qui détiennent le pouvoir, mais aussi contre nous-mêmes.

Notes 1) Victoria Aldunate Morales, Mémoire féministe, féministes autonomes, Assemblée Communautaire de La Paz, Bolivie, 2) Ibidem pg 2

Traduction: Yoann Re

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